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Connue pour son action de résistance durant la guerre, Rosa Antonia Valland, dite Rose Valland, née le 1er novembre 1898 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs en Isère, est une attachée de conservation, puis conservatrice des Musées nationaux, dont la carrière court de 1932 à 1968.

De la formation au musée du Jeu de Paume

Après des études primaires dans sa région natale du Dauphiné, Rose Valland intègre l’École nationale des beaux-arts de Lyon (1918-1922), puis l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (1922-1925), avant d’étudier à l’École du Louvre (1922-1927). Son parcours universitaire, exceptionnel à l’époque pour une femme de sa condition sociale, se poursuit à l’Institut d’art et d’archéologie (1924-1927) et à l’École pratique des hautes études (1925-1938). Au cours de sa formation, elle se spécialise dans en premier temps dans l’art des primitifs italiens, avant de s’intéresser à l’archéologie grecque puis à l’art moderne.

Ces connaissances lui seront précieuses durant la guerre pour identifier les œuvres « dégénérées » qui transiteront par le musée du Jeu de Paume. Après plusieurs candidatures adressées en vain aux institutions muséales, elle y obtient un poste de secrétaire bénévole en février 1932, peu avant la réouverture de l’institution le 23 décembre, en tant que musée des Écoles étrangères contemporaines. Rose Valland devient ainsi l’assistante du conservateur du Jeu de Paume, André Dezarrois (1889-1979), ce qui la conduit à assurer des missions d’une grande polyvalence : gestion des affaires administratives courantes, organisation des expositions, rédaction des catalogues, inventaire des œuvres, etc.

Le rythme soutenu avec lequel se succède les manifestations, dont les vernissages sont prisés par l’élite intellectuelle et artistique parisienne, lui impose une charge de travail importante. Le carnet d’adresses du musée1, tenu par l’assistante de conservation, est alors rempli des contacts de personnalités artistiques renommées, ou appelées à le devenir, tel Marc Chagall, Kees Van Dongen, Marie Laurencin, Marcel Despiau, Germaine Richier ou encore Pablo Picasso. Le Jeu de Paume figure à ce titre parmi les institutions culturelles les plus actives de l’entre-deux-guerres, tenant rôle de vitrine française ouverte sur la création des artistes étrangers contemporains.

De décembre 1932 à août 1939, la succession ininterrompue d’expositions novatrices et originales font apparaître les personnalités d’André Dezarrois et de Rose Valland comme particulièrement audacieuses et pionnières2. Rose Valland fournit un travail assidu, dont les archives3 conservent la trace : minutes de lettres reçues et envoyées, listes d’œuvres émargées, attestations pour les assurances clou à clou, etc., dévoilent une attachée de conservation appliquée et réfléchie, de contact aisé aussi bien avec les artistes, les hôtes de marque qu’avec le personnel technique. Ce travail soutenu pour la promotion des écoles étrangères aboutit pour Rose Valland, sept années après son arrivée au Jeu de Paume, à la remise de la plus haute distinction honorifique de la Lettonie : le 14 septembre 1939, elle reçoit en effet du ministre Olgerd Groswald la croix de chevalier des Trois Étoiles.

Rose Valland participe également à l’élaboration des catalogues d’exposition, une tâche anonyme et fastidieuse, qui lui permet cependant d’accroître sa connaissance des œuvres exposées, et d’acquérir une précieuse attention du détail. Elle est par ailleurs, selon son professeur à l’École pratique des hautes études Gabriel Millet, « de celle sur qui l’on peut compter4 », et la responsabilité du Jeu de Paume lui est à ce titre régulièrement confiée par André Dezarrois, dont les absences s’étendent parfois sur de longues périodes à l’occasion de congés ou de déplacements à l’étranger. De ces années d’intense bénévolat naîtra un attachement presque affectif à ce nouveau Jeu de Paume que Rose Valland a contribué à faire rayonner avant le déclenchement des hostilités.

L’évacuation des musées et le retour au Jeu de Paume

En septembre 1938, Rose Valland assure l’exécution des mesures de défense passive et les ordres d’évacuation des musées alors que l’Anschluss, puis la crise des Sudètes, font craindre un conflit imminent. Les accords de Munich apaisent un temps la situation mais, à partir du 24 août 1939, le Jeu de Paume ferme de nouveau ses portes au public. L’évacuation reprend et se poursuit durant la « drôle de guerre ». Rose Valland en surveille le bon déroulement logistique et éprouve parfois le besoin de rester dormir au musée les nuits de bombardement. Les 483 peintures que comptent les collections permanentes du musée sont, quant à elles, dirigées vers le château de Chambord, tandis que l’ensemble des 112 sculptures est entreposé au sous-sol. Restée en poste à Paris aussi longtemps qu’il lui est possible, Rose Valland se résigne à quitter la capitale le 13 juin 1940 avec le dernier convoi réservé au personnel des Musées nationaux. Elle rejoint le château de Valençay, d’où elle entend l’appel du général de Gaulle, avant de revenir à Paris dès les premiers jours de juillet1.

Dans l’intervalle, l’ambassade d’Allemagne prépare le terrain aux premières spoliations, avant d’être devancée par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), qui cible tout particulièrement les œuvres d’art issues des collections privées juives. L’afflux massif de biens culturels spoliés conduit l’ERR à réquisitionner le musée du Jeu de Paume le 1er novembre 1940. En accord avec Jacques Jaujard (1895-1967), directeur des Musées nationaux, Rose Valland se maintient en poste pour mieux surveiller les activités de l’organisation nazie. Dans un musée devenu « gare de triage », dont l’accès est réservé aux seuls membres de l’ERR, l’attachée de conservation légitime sa présence par la nécessité de veiller sur les sculptures encore conservées au sous-sol, et de superviser les aspects logistiques du bâtiment (chauffage, nettoyage, manutention)2.

En tant qu’unique responsable scientifique française habilitée à entrer au Jeu de Paume, elle devient le témoin privilégié des spoliations nazies, opérées dans le plus grand secret par les Allemands. Le baron Kurt von Behr (1890-1945), responsable du service Rosenberg à Paris, et l’homme de paille de Göring, Bruno Lohse (1911-2007), voient ainsi en elle une menace dont il faudra, à moyen terme, se débarrasser3. Régulièrement soupçonnée, suivie, fouillée, menacée, voire chassée du musée4, Rose Valland parvient néanmoins à espionner les activités de l’ERR pendant les quatre années de guerre. « Tout ce que je voyais et entendais finissait par constituer, dans le fichier de ma mémoire et de mes notes, une importante réserve, d’après laquelle je m’efforçais de connaître autant que possible les opérations et les projets de l’ERR5 ».

 Au cours de cet exercice risqué, elle peut compter sur la complicité de l’équipe technique du musée, en particulier le personnel de gardiennage et d’emballage. Elle consigne ses observations sur des notes qu’elle transmet tous les deux ou trois jours, par l’intermédiaire de Jacqueline Bouchot-Saupique (1893-1975)6, à Jacques Jaujard, membre du réseau de résistance Samson.

La surveillance des activités du Jeu de Paume

Dès mars 1941, les mouvements d’œuvres d’art s’intensifient sur la terrasse des Tuileries. Tout juste titularisée et désormais rémunérée, Rose Valland collecte une importante documentation, manuscrite et photographique, au sujet des peintures, meubles et objets d’art qu’elle voit transiter par le musée. Quand elle parvient à les identifier, elle renseigne également la provenance des collections et leurs destinations, ainsi que l’identité des hauts dignitaires nazis et des marchands d’art complices qui viennent enrichir leur collection personnelle avec les œuvres spoliées.

Le 3 novembre 1940, elle assiste ainsi à la première visite au Jeu de Paume du Reichsmarschall Hermann Göring (1893-1946), accompagné de Walter Andreas Hofer (1893-c. 1971), en charge de sa collection personnelle1. En l’absence du Reichsmarschall, Rose Valland voit Bruno Lohse s’employer à lui obtenir les œuvres conformes à son goût parmi celles confisquées ou obtenues par voie d’échange. Le Dr Hermann Bunjes (1911-1945), historien de l'art devenu directeur de l’Institut d’art allemand à Paris en janvier 1942, est également l’un des intermédiaires artistiques du Reichsmarschall, que Rose Valland rencontre fréquemment dans les salles du Jeu de Paume2. Elle indique en outre que les visites des chargés de mission de Göring sont particulièrement redoutées car, « imbus de la puissance de leur maître », ils peuvent être « aimables ou dangereux suivant l’humeur du patron qu’ils s’étaient choisi3 ». Les historiens de l’art et fonctionnaires de musées, comme Robert Scholz (1902-1981), l’organisateur de la section Beaux-Arts de l’ERR, ou le directeur provisoire de l’ERR, le lieutenant Hermann von Ingram (1903-1995), sont moins à craindre des personnels français du Jeu de Paume, précise-t-elle encore.

Dans ses notes, l’attachée de conservation décrit l’abondance d’œuvres rassemblées au musée à la suite de la confiscation d’importantes collections privées juives. En 1941, elle détaille ainsi la nature et la qualité des collections Édouard, Robert, Henri, Maurice et Edmond de Rothschild enlevées dans les demeures parisiennes, franciliennes ou provinciales des différents membres de la famille. Les collections Jacques Stern, David-Weill, Alphonse Kann, Paul Rosenberg, Alfred Lindon, entre autres, s’ajoutent dans le courant de l’année à la moisson artistique4. Quant aux œuvres considérées comme « dégénérées », Rose Valland documente les marchands d’art avec qui s’effectuent les échanges. Gustav Rochlitz, Arthur Pfannstiel, Max Stoecklin, Maria Almas-Dietrich, Adolf Wüster, Alfred Boedecker, Jan Dyk, Alexandre von Frey et Isidor Rosner figurent parmi les principaux acteurs des vingt-huit échanges parisiens organisés avec l’ERR5. Les estimations des œuvres échangées sont fournies par le graveur Jacques Beltrand, qu’elle dépeint comme un « malheureux expert français terrorisé6 ». Du reste, Rose Valland ne documente que les échanges et tractations artistiques en lien avec des œuvres du Jeu de Paume et, si elle en a connaissance, elle ne témoigne pas dans ses mémoires de l’activité des maisons de ventes parisiennes.

La récupération artistique en Allemagne

Rose Valland est toujours en poste au Jeu de Paume lorsque Paris est libéré le 25 août 1944. Le 24 novembre de la même année, la Commission de récupération artistique est créée avec l’objectif de retrouver les biens culturels pris en France durant le conflit. Rose Valland en devient la secrétaire générale, et un membre actif en partant en Allemagne dès le 1er mai 1945, après s’être engagée dans la 1re armée française où elle devient capitaine. Elle figure alors parmi les personnes les mieux informées sur le sujet à la Libération et indique : « je crus de mon devoir d’utiliser des connaissances si spéciales et de continuer mon action de guerre1 ».

Peu de temps avant son départ, il semble qu’elle ait pris part à l’épuration du marché de l’art français sur la demande de Georges Salles (1889-1966) : le 27 avril, le directeur des Musées de France la désigne2 en effet pour participer aux délibérations de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration dans l’affaire concernant les antiquaires Albert Bourdariat (1880-1974) et Eugène Pouget, prévenus pour avoir servi d’intermédiaires aux Allemands dans l’enlèvement réalisés par ceux-ci au château de Bort à Saint Priest Taurion (Haute-Vienne) de deux tapisseries du XVIe siècle appartenant au vicomte et à la vicomtesse de Sèze3.

Néanmoins, l’essentiel de son action d’après-guerre s’effectue outre-Rhin, principalement dans la zone française d’occupation (ZFO), entre Baden-Baden et Berlin. Elle contribue d’ailleurs à ce que soient maintenues les journées consacrées aux spoliations artistiques en France durant le procès de Nuremberg, lorsque sont jugés Hermann Göring et Alfred Rosenberg (1893-1946). En effet, les déprédations artistiques

« paraissaient aux législateurs du tribunal de peu d’importance comparées aux autres crimes de guerre. Les conséquences d’un tel jugement pouvaient être très graves dans la législation d’après-guerre et sur le plan international, tant au point de vue des restitutions à obtenir que des compensations qui pourraient être éventuellement réclamées par les spoliés. Dès que je m’aperçus de cette lacune et de ce danger, j’exposai mon point de vue à Monsieur [Auguste] Champetier de Ribes [1882-1947] dont dépendait essentiellement le réquisitoire, en insistant sur l’importance encore mal connue des spoliations artistiques. Après un long examen de la question, il partagea mon avis et donna des ordres pour que les dossiers du tribunal fussent complétés dans ce sens4. »

À partir de septembre 1945, Rose Valland devient la représentante française des restitutions auprès de la 7e armée américaine, dans laquelle elle obtient le grade de lieutenant-colonel. Ce nouveau statut lui permet de se déplacer plus facilement en zone d’occupation américaine, qui concentre de nombreux dépôts d’œuvres d’art de l’ERR, en particulier les châteaux de Füssen (Bavière).

Rose Valland concourt activement à la Récupération artistique française, qui se déroule entre 1944 et 1949. À compter de mars 1946, elle prend la tête de la section Beaux-Arts au Groupe français du Conseil de contrôle (GFCC) – l’autorité internationale composée des quatre grandes puissances alliées faisant office de gouvernement allemand –, situé à Berlin. Deux ans plus tard, elle devient conjointement responsable du Service de remise en place des œuvres d’art (SROA) et cheffe de poste central de la Récupération artistique en Allemagne et en Autriche. Ces nouvelles attributions lui confèrent une autorité sur les musées allemands, dont il faut réinstaller les collections évacuées avant la guerre et parfois mélangées dans les dépôts avec des biens spoliés.

Jusqu’en mars 1953, date de son retour en France, Rose Valland s’efforce de récupérer les collections disparues et de défendre les intérêts français : parmi ses hauts faits, il est possible de citer ses déplacements à Carinhall, dans l’ancien pavillon de chasse de Göring près de Berlin, ou encore les négociations serrées avec les officiels de la zone soviétique pour que revienne en France une partie des trophées militaires pris au musée de l’Armée à Paris. En 1961, le commandant des Forces françaises en Allemagne, le général Koenig, lui écrira en reconnaissance de son action : « Je vous revois parfaitement travaillant avec ardeur, je dirai avec une passion sacrée pour dénicher tant de belles choses qui, sans vous, auraient été à jamais perdues5 ».

Le retour en France

Dès avant son retour en France, à compter du 1er mars 1952, Rose Valland est nommée conservatrice des Musées nationaux, bien qu’elle soit inscrite sur la liste d’aptitude depuis le 23 octobre 1945. Les raisons de cette transformation d’emploi tardive sont peut-être dues à son détachement en Allemagne auprès du ministère des Affaires étrangères pendant toute la période de la récupération artistique. En 1955, elle est nommée cheffe du Service de protection des œuvres d’art (SPOA), grâce à l’appui de Jacques Jaujard. Installé dans l’hôtel Salomon de Rothschild au 11, rue Berryer, ce service a pour objectif de continuer, sous la direction de la conservatrice, à traiter les demandes des familles dépossédées. En outre, sa mission consiste à établir un plan d’évacuation et de mise à l’abri des collections dans l’éventualité d’un nouveau conflit mondial. C’est à ce titre que Rose Valland assiste en tant que déléguée française à la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé.

En 1961, Rose Valland publie ses mémoires sous le titre Le Front de l’art, Défense des collections françaises (1939-1945), devenu un ouvrage de référence pour l’histoire des spoliations perpétrées par l’ERR. L’un des événements relatés par la conservatrice sera par ailleurs adapté au cinéma en 1964 avec Le Train, superproduction hollywoodienne dirigée par John Frankenheimer. En dépit de la célébrité que lui valent la publication et le film, Rose Valland regrette cette publicité et confie à une parente : « Ce que [le film] m’a valu de jalousies et d’ennemis de carrière dépasse de loin la satisfaction qu’il a pu me donner à ses débuts1 ». La conservatrice est l’objet de jalousies au sein même de son administration et tend à s’isoler pour poursuivre ses recherches.

Elle prend officiellement sa retraite en 1968 mais continue de travailler jusqu’à la fin de sa vie dans les archives des Musées nationaux comme chargée de mission bénévole. Rose Valland décède le 18 septembre 1980 à Ris-Orangis, en région parisienne, sans avoir publié le second volume de ses mémoires2. Elle est inhumée dans le caveau familial de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs aux côtés de Joyce Heer, sa compagne.